Ancien membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), le Pr Régis AUBRY est aussi médecin spécialisé en gériatrie et chercheur. Au cours du séminaire du Conseil national de l’ordre des masseurs kinésithérapeutes (CNOMK) en juin dernier, il est revenu sur les objectifs de l’institut pour la prévention des vulnérabilités liées à la santé, dont il est co-fondateur et président. Il milite pour une meilleure évaluation des situations de vulnérabilités et pour un accompagnement interdisciplinaire des personnes concernées. Pour lui, les rééducateurs font partie intégrante de cette démarche.
Le Pr Régis AUBRY est médecin hospitalo-universitaire spécialiste en soins palliatifs et gériatrie, professeur de médecine à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté et responsable de l’axe « Éthique et progrès médical » au sein du centre d’investigation clinique de Besançon (Inserm CIC 1431). Il vient de quitter la présidence du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), qui a rendu début 2025 l’avis 148 intitulé : « Enjeux éthiques relatifs aux situations de vulnérabilités face aux progrès médicaux et aux limites du système de soins » [1]. Il est président de l’Institut pour la prévention des vulnérabilités liées à la santé (IPVS) [2], qu’il a co-créé en 2023 avec le Pr France MOUREY. Il a été invité à partager ses réflexions lors du séminaire du Conseil national de l’ordre des masseurs kinésithérapeutes (CNOMK), le 24 juin dernier. Les kinésithérapeutes exercent en effet auprès de personnes particulièrement vulnérables, notamment quand elles sont en situation de handicap ou résident en établissement d’accueil pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).
La kinésithérapie, essentielle en Ehpad
Pascale MATHIEU, présidente du Conseil de l’ordre, a rappelé en préambule qu’elle avait saisi le Défenseur des Droits et sollicité les différents ministres concernés à propos d’une tendance préoccupante de certains Ehpad fonctionnant par dotation globale qui, notamment pour des raisons d’économie, décident de limiter, voire de supprimer les soins dispensés par les kinésithérapeutes [3]. Les conséquences peuvent être dramatiques, comme cela a été le cas lors de la crise Covid : les kinésithérapeutes, qui n’étaient plus autorisés à entrer dans les Ehpad, ont constaté à leur retour des situations de forte dégradation de l’état de santé des résidents. « Le tout dans l’indifférence générale, déplore Pascale MATHIEU. Lorsqu’il manque un médecin, une infirmière ou une aide-soignante, cela se remarque. Mais quand il n’y a plus de kinésithérapie, la dégradation de l’état de santé de la personne peut être mise sur le compte de la vieillesse alors qu’elle aurait pu être évitée ».*
Des tensions éthiques liées aux progrès de la médecine
« Ce qui a motivé la création de l’IPVS, c’est le constat d’une sorte de zone d’ombre du progrès dans le domaine de la santé », explique Régis AUBRY. En effet, si les avancées techniques et scientifiques de la médecine ont permis des progrès considérables, elles confrontent aussi les personnes à un certain nombre de séquelles ou de handicaps liés à la maladie ou aux traitements. Par ailleurs, le vieillissement de la population, ainsi que le développement des maladies neuro-évolutives associées, nous placent face à des questions éthiques inédites. De ce fait, de plus en plus de personnes sont en situation de vulnérabilités liées à leur état de santé. « La médecine peut donc contribuer à créer de la souffrance humaine et des situations de vulnérabilités, indépendamment de l’âge ou de la pathologie ».
Identifier les situations de vulnérabilités
Les situations de vulnérabilités comprennent un grand nombre de composantes, à la fois physiques (liées à la perte d’autonomie et d’indépendance), psychiques et sociales, sans compter l’inadaptation de l’environnement matériel et humain à la vie de la personne. La vulnérabilité liée à la maladie cause une altération du rapport à soi, aux autres, à son corps, induisant souvent un isolement social et un sentiment d’exclusion. Enfin, certaines vulnérabilités sont invisibles, comme celles liées à la fatigue chronique que peuvent éprouver les personnes guéries d’un cancer, et qui les empêchent de réinvestir de façon satisfaisante leur vie personnelle, sociale et professionnelle. « Nous avons voulu créer un institut dédié aux situations de vulnérabilités, car, d’une part, nous manquons de données pour les évaluer, et d’autre part, la médecine a la responsabilité d’accompagner les situations de vulnérabilités qu’elle a créées », affirme Régis AUBRY. « La société tout entière a un devoir de solidarité auprès de ces personnes ».
Les termes sont importants : plutôt que d’évoquer des « personnes vulnérables », Régis AUBRY préfère s’intéresser aux « personnes en situation de vulnérabilités ». Ainsi, la vulnérabilité n’est pas considérée comme définitive : il existe des voies et des ressources pour y répondre et tenter d’y remédier. « Je crois beaucoup aux approches capacitaires. Les kinésithérapeutes le savent bien, une personne qui présente un déficit, ou l’altération d’une fonction, est capable de sur-développer d’autres capacités. C’est dans ce registre que se situe l’action de l’IPVS : faisons confiance aux personnes pour mobiliser leurs ressources, et aidons-les à le faire ».
Des sur-vulnérabilités
Les populations qui sont déjà en situation de vulnérabilités le sont d’autant plus lorsqu’elles ont besoin d’accéder aux soins. Par exemple, la modernisation de notre système de santé n’est pas toujours favorable aux personnes âgées qui ne savent pas utiliser les outils numériques. La précarité, la pauvreté, une situation sociale difficile, amplifient encore les vulnérabilités liées à l’état de santé, d’autant plus en cas de difficulté d’accès aux soins et aux actions de prévention.
Un institut dédié
L’IPVS a été créé en 2023, sous la forme d’une association, pour faire de la question des vulnérabilités liées à la santé « un enjeu à la croisée de dimensions sociales, politiques, éthiques et médicales ».
Il comporte un dispositif d’expérimentation clinique dont l’objectif est de dépister précocement les situations réelles ou potentielles de vulnérabilités, de les diagnostiquer en équipe interdisciplinaire (un rééducateur, un travailleur social, un psychologue, un infirmier…) afin d’appréhender les dimensions croisées de la vulnérabilité, et de mettre en œuvre un suivi personnalisé des personnes. Pour cela, l’Institut a sollicité des fonds au titre de l’article 51 [4], et bénéficie de financements de l’agence régionale de santé de Bourgogne-Franche-Comté.
L’IPVS dispose aussi d’un observatoire, afin de produire des données quantitatives et qualitatives permettant de mieux décrire les situations de vulnérabilités et, ainsi, de « mener à un éveil des consciences ».
Enfin, un fonds de recherche interdisciplinaire permettra de croiser les regards pour mieux répondre à ces situations.
L’interdisciplinarité au cœur de la démarche
Évoquant les travaux d’Edgar MORIN [5], Régis AUBRY insiste sur la nécessité de l’interdisciplinarité, qui est un levier essentiel pour répondre aux questions complexes du champ de la santé. Selon lui, cela impose une forme de dé-hiécharchisation. « La notion de hiérarchie, qui est très forte dans le domaine de la santé – notamment de la part des médecins – doit être déconstruite pour pouvoir appréhender la dimension de la complexité », explique-t-il. « Nous sommes face à un paradoxe : la médecine qui, à raison, s’est tournée vers une approche scientifique [evidence-based medicine ou médecine basée sur des preuves], produit des situations singulières qui nécessitent de sortir de cette logique pour être appréhendées. Nous devons co-construire des projets autour de ces personnes et avec elles » [6]. Le projet de recherche de l’IPVS vise à concourir à une adaptation de notre système de santé aux situations qu’il contribue à créer, ce qui demande de mettre en place des démarches collaboratives en interdisciplinarité, chacun venant irriguer les compétences des autres.
À la question de Pascale MATHIEU sur la possibilité de mettre en place une véritable interdisciplinarité avec les kinésithérapeutes, dans une vision de la santé malheureusement souvent « centrée sur le médecin et le médicament », la position de Régis AUBRY est claire : « Il est évident que le monde de la rééducation au sens large a toute sa place dans cette approche ».
Les questions de fin de vie
Interrogé sur la vulnérabilité en lien avec la légalisation de l’aide à mourir, Régis AUBRY rappelle qu’il a porté l’avis 139 du CCNE sur la fin de vie [7], selon lequel une éventuelle évolution du droit en matière d’aide active à mourir ne peut se concevoir, au plan éthique, que si elle est accompagnée d’une véritable politique de développement intégré d’une culture palliative. « Sinon, il y a un vrai danger, celui que les personnes demandent à mourir par défaut d’accès à un accompagnement approprié », prévient-il. Une politique, au motif d’augmenter l’espace de liberté de la personne, pourrait alors conditionner des demandes d’aide à mourir. Il a rappelé par ailleurs que les rééducateurs sont des acteurs essentiels du soin palliatif et de l’accompagnement.
Vulnérabilités et dignité
Au sujet de la dignité de la personne, qui pourrait sembler amoindrie par une situation de vulnérabilités, Régis AUBRY affirme que « la dignité est intimement liée à l’existence : toute personne est digne, ce qui nous oblige à une solidarité à la mesure de sa dépendance ». Il appelle à lutter contre ce qu’il appelle « le sentiment d’indignité » ressenti par certaines personnes dépendantes, âgées, handicapées ou présentant une altération de leur autonomie de décision. « Elles ont l’impression d’être ‘déjà mortes’, elles se sentent ‘en trop’ parce que c’est ce que notre société leur renvoie, regrette-t-il. « C’est contre cela qu’il faut lutter. C’est l’honneur d’une société que de développer des solidarités vis-à-vis des personnes en situation de vulnérabilités ».
Perspectives
Pour Régis AUBRY, le développement de la recherche (en particulier la recherche communautaire, qui implique les principaux intéressés) ainsi que la formation en interdisciplinarité, sont deux leviers permettant non seulement de réaliser des économies pour notre système de santé, mais aussi d’investir sur des réorientations de financements. « Je crois profondément à la nécessité de mener des expérimentations sur la formation en interdisciplinarité et à évaluer leur impact pour pouvoir généraliser ces dispositifs. Il nous faut sortir d’une vision très hiérarchisée dans le domaine de la santé. C’est une révolution dont le résultat apparaîtra sans doute dans plusieurs dizaines d’années. Mais nous pouvons y contribuer, modestement ».
Enfin, dans l’objectif de faire évoluer la culture du soin et d’influencer les politiques en faveur d’une meilleure prise en compte des situations de vulnérabilités, Régis AUBRY appelle à un « véritable travail de réseau et de relais » dans lequel chacun doit prendre sa place.
* L’Ordre s’est mobilisé pendant toute la durée du Covid afin d’obtenir un maintien de la présence des kinésithérapeutes en Ehpad en intervenant auprès de la Direction Générale de la Santé et des diverses fédérations de directeurs d’Ehpad.
[1] CCNE. Avis 148. Enjeux éthiques relatifs aux situations de vulnérabilité face aux progrès médicaux et aux limites du système de soins. 2025.
https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/2025-03/Avis%20148.pdf
[3] L’ordre des masseurs-kinésithérapeutes mobilisé contre la limitation des soins en EHPAD. 18 décembre 2024.
https://www.ordremk.fr/actualites/ordre/lordre-des-masseurs-kinesitherapeutes-mobilise-contre-la-limitation-des-soins-en-ehpad/
[4] Article 51 de la loi n° 2017-1836 du 30 décembre 2017 de financement de la sécurité sociale pour 2018 . https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/article_jo/JORFARTI000036339172
[5] Morin E. Introduction à la pensée complexe. Paris : ESF ; 1990.
[6] L’IPVS travaille notamment avec France Assos Santé, La voix des usagers.
https://www.france-assos-sante.org/
[7] CCNE. Avis 139. Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité. 2022.
https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/2022-09/Avis%20139%20Enjeux%20%C3%A9thiques%20relatifs%20aux%20situations%20de%20fin%20de%20vie%20-%20autonomie%20et%20solidarit%C3%A9.pdf